Entretien avec Éric Ruf

Théâtre à la table

De nos constructions, que reste-t-il si l’on veut bien prendre le temps, par un effet miroir, de les confronter à celles d’autrui ? C’est la question que pose cette pièce créée en 1725 dont les ressorts comiques font mieux encore ressortir les enjeux fondamentaux de notre capacité à vivre ensemble.

Rencontre avec Éric Ruf, directeur artistique de « l’Île des esclaves » de Marivaux

Diffusion JEU 19 OCT et disponible ensuite en replay

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  • La promotion 2023-2024 de l’académie de la Comédie-Française a débuté sa saison avec L’Île des esclaves de Marivaux dans une version Théâtre à la table que vous dirigez. Pourquoi commencer par cela ?

Notre programmation numérique - dans laquelle s’inscrivent tous les Théâtres à la table - suit le programme du baccalauréat de français dont cette pièce fait partie. Il s’agit d’un texte court qui se prête bien à ce format singulier. J’y ai vu l’opportunité de faire débuter tous les académiciennes et académiciens sur un projet commun. Les saisons passées, nous avons remarqué que lorsqu’ils travaillent tout de suite ensemble et de manière intensive, dès leur arrivée dans la Maison, cela crée immédiatement de la cohésion dans le groupe.

  • Vous avez tourné dans un lieu que le public n’a que très rarement l’occasion de voir…

Nous étions aux ateliers de construction de décors de la Comédie-Française à Sarcelles. Dans cette pièce de Marivaux, il y a une sorte d’hétérotopie, l’action se passe sur une île, le territoire est circonscrit, personne ne sait qui y vit… et ce lieu, les ateliers, est tellement propice à l’imaginaire qu’il nous a semblé qu’il serait juste d’y installer les caméras de Clément Gaubert. Lorsque l’on entre dans un atelier de construction de décors, la grosseur des outils impressionne et l’ordonnance des choses nous échappe mais l’espace est entièrement dédié à fabriquer du rêve. Je trouvais assez beau que cette hétérotopie, soit concrétisée là-bas.

  • Quelles sont les enjeux de cette pièce de Marivaux qui fut, à sa sortie en 1725, un grand succès ?

Elle commence avec un maître et son valet, tous deux sauvés d’un naufrage, perdus dans un endroit où ils n’ont plus aucun repère. Ce thème du naufrage initial est classique, notamment chez Shakespeare (La Nuit des rois, La Tempête, etc.) Chacun se retrouve au même niveau et on se parle enfin, de naufragé à naufragé. Marivaux dispose ici une sorte d’anarchie où l’on inverse les rôles, et finalement, où personne ne commande. Cette inversion est évidemment politique, mais il est aussi question d’empathie, de notre capacité à comprendre et ressentir ce que vit l’autre. Le maître se met à la place de l’esclave et inversement. Et chacun découvre que la position de l’autre n’est pas si aisée. Si l’on observe le fonctionnement de notre société contemporaine où des algorithmes nous réunissent en fonction d’idées ou de statuts communs mais rendent difficiles la rencontre, l’ouverture et le dialogue avec l’autre, c’est une pièce intéressante sur le sujet.

  • Vous avez, comme souvent à la Comédie-Française, intégré de la musique, du chant dans cette réalisation, mais aussi des références contemporaines…

Les académiciennes et les académiciens ont proposé de reprendre Redemption song de Bob Marley dont les paroles répondent parfaitement à l’intrigue de l’Île des esclaves. L’atmosphère générale du lieu, de la pièce nous permettait aussi un clin d’œil au film de Ruben Ostlund Sans filtre (Palme d’or 2022). Et cela nous a amusé d’habiller les anciens esclaves résidants de l’île de chemises hawaïennes, comme s’ils étaient désormais constamment en vacances. Nous aimions le petit côté Tom Selleck dans Magnum.

  • Comment avez-vous travaillé avec les académiciennes et académiciens, alors qu’ils arrivaient à peine dans la Maison ?

Je les ai vus le lundi, je leur ai donné leurs rôles, sans les avoir distribués à l’avance. Nous avons fait l’exercice tel que nous le faisions au premier temps du second confinement lorsque nous avons inventé le principe du Théâtre à la table : quatre jours pour travailler le texte et tournage le cinquième jour. J’adore cela… J’aime bien ne pas tricher, laisser comme c’est sorti, on n’ajoute rien, on ne change rien. On capte, on monte en direct et on ne retouche pas. C’était peut-être moins facile à faire pour eux que pour un membre de la Troupe déjà aguerri à l’exercice mais ils ont très bien réagi et je crois qu’ils ont aimé l’expérience.
Enfin c’était intéressant d’être dans nos ateliers à Sarcelles. Ce sont des grottes sous-marines, des temples incas, quand on entre dans ces lieux-là, l’atelier de décoration où l’on a tourné par exemple, on peut passer des heures heures à observer les outils à rêver à ce à quoi ils servent. C’était captivant pour elles et eux de le découvrir. Et pour moi qui les ai engagés, cette première semaine, a fondé quelque chose entre nous, de l’intérêt ou de la considération que je leur porte.

  • Comment se poursuit le dialogue avec eux tout au long de l’année ? Quels liens se tissent ?

J’essaie de les croiser le plus possible, on se rassemble et on discute lors de cours de dramaturgie, de pièces que l’on voit, que l’on traverse.
Je leur enseigne également les fondements de cette maison, là où elle est exemplaire et là où elle est fragile pour qu’ils puissent un peu mieux la comprendre, l’appréhender.
Nous parlons des publics, de ce qu’est le théâtre politique pour eux, et il y a toujours un moment où je leur demande pourquoi ils ont voulu faire du théâtre. Chaque fois, les réponses sont tellement diverses…
Lorsque je les engage je leur dis toujours que cette année sera un véritable « bain de réalité ». Ici, elles et ils vont voir des spectacles tellement différents les uns des autres, vont vivre des expériences, expérimenter des esthétiques, des méthodologies, des pensées tellement plurielles. Elles et ils vont faire des créations comme des reprises et cumuler tellement de choses en onze mois… Cette académie, c’est comme un accélérateur de particules. Si à la fin de la saison, elles et ils commencent à avoir des doutes sur ce qu’ils étaient censés adorer et qu’ils commencent à adorer ce qu’ils étaient censés ne pas aimer, cela permet de relativiser et de faire naître un goût singulier.

  • Si le Théâtre à la table est né d’une contrainte (la fermeture des théâtres pendant la pandémie), il s’est ensuite inscrit dans l’une des missions structurelles de la Comédie-Française : l’éducation. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Quand nous avons créé le format du Théâtre à la table, nous avons eu beaucoup de retours positifs du corps professoral. Ça bafouille un peu, il n’y a aucun apparat, le côté simple et immédiat fait de cette forme théâtrale un objet plus accessible pour une classe.
Et puis les enseignantes et enseignants n’ont pas toujours les capacités, les moyens de proposer des sorties au théâtre à leurs élèves. Avec ce programme, nous tentons de leur donner un outil adéquat.

Propos recueillis par Charlotte Brégégère

Article publié le 19 octobre 2023
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